Lautre cinéma indien

Bodega Films
En marge des productions tapageuses de Bollywood s’imposent peu à peu des films d’auteur. Plus modernes, plus audacieux, mais pas forcément rentables.
Fin 2005, Bombay. Au dernier étage d’un immeuble désaffecté, Madhur Bhandarkar, l’un des cinéastes indépendants les plus réputés d’Inde, tourne Corporate. Dans un coin, la jeune star Bipasha Basu se remaquille nonchalamment, tandis que l’acteur Rajat Kapoor nous précise dans un sourire que, non, il ne fait pas partie de la famille régnante du cinéma commercial, celle du grand Raj Kapoor. En vérité, si Corporate a vaguement le goût et l’atmosphère des films de Bombay – les fameuses productions de Bollywood, qui s’exportent mondialement –, nous sommes loin ici de ses tournages pharaoniques. Pas de danses ni de chansons, et encore moins d’amours impossibles ne sont prévues dans Corporate : les sujets qu’affectionne Madhur Bhandarkar tournent plutôt autour de la corruption dans le monde des médias et des grandes entreprises. A priori, pas de quoi faire rêver les masses.
En fait, moins de 30 % des 800 films réalisés chaque année en Inde sortent vraiment des studios de Bombay, mais le pays leur doit une fière chandelle : avant la sortie du gargantuesque Devdas, en 2002, le cinéma indien n’avait droit à l’étranger qu’aux salles les plus obscures, souvent monopolisées par le seul nom qui ait traversé les frontières : Satyajit Ray, le génie bengali disparu en 1992. Depuis Devdas, donc, le cinéma indien s’exporte. Sous toutes ses formes. « L’Inde, c’est aussi grand que l’Europe : un cinéma indien unique a donc aussi peu de réalité qu’un cinéma européen ! » nous expliqueront à l’unisson les créateurs indiens. Seulement, pour faire face à la multiplicité des cinémas régionaux, réalisés dans une dizaine de langues, il fallait bien que l’un d’entre eux impose sa prédominance. Ce fut donc le cinéma hindi – souvent surnommé, à tort, « bollywoodien » –, dont les comédies musicales délurées satisfont des millions d’Indiens pauvres, désireux d’échapper au quotidien, trois heures durant, pour 50 roupies (moins de 1 euro) la séance.
Les « indépendants », responsables d’un petit 10 % de la production, se contentent, eux, d’un public réduit, classes aisées occidentalisées, jeunes étudiants privilégiés. Depuis 1955 et la sortie de Pather Panchali (premier volet de la Trilogie d’Apu, de Satyajit Ray), c’est pourtant bien le cinéma d’auteur qui reflète le mieux l’écartèlement de l’Inde indépendante entre richesse et pauvreté, traditions inébranlables et modernité galopante. A l’époque, l’impulsion donnée par Ray aux films « anti-studios » ne fut pas seulement à l’origine d’une nouvelle vague à l’indienne, elle a aussi ouvert les yeux du gouvernement sur la nécessité de soutenir un « autre cinéma », sensible et engagé, appuyé par une cinémathèque (le Film Institute of India, créé en 1961), et un système d’aide financière aux jeunes auteurs. Quarante ans plus tard, la donne a considérablement changé. L’explosion du nombre de foyers équipés en télévision câblée (il double chaque année) a permis à la classe moyenne de découvrir des programmes venus du monde entier, et le boom du DVD a rendu accessibles des films invisibles en salles – parmi lesquels nombre de productions indépendantes.
Pour se procurer les dernières nouveautés ou rééditions, le passage obligé, à Bombay comme à Calcutta, s’appelle Music World, sorte de petite Fnac indienne, où le splendide Pakeezah, chef-d’œuvre des années 70, côtoie les films d’Almodóvar et les classiques hollywoodiens. Cette nouvelle cinéphilie des classes moyennes indiennes transforme le paysage du cinéma indépendant. D’autant que les films d’auteur, réalisés à moindre coût grâce aux technologies numériques, sont de plus en plus nombreux. De fait, les frontières entre « cinéma artistique » et « cinéma commercial » sont devenues plus perméables. Pour financer des œuvres plus difficiles, certains indépendants sont prêts à engager leur énergie dans un film commercial, sans craindre d’y perdre leur âme. Dans son bureau de Film City à Delhi, le producteur Ramesh Sharma nous explique ainsi que « certains sujets sont mieux traités par Bollywood ». Ce qui ne l’empêche pas de jurer, cinq minutes plus tard, son éternelle fidélité à un cinéma « engagé et social ». A l’inverse, séduites par le prestige de réalisateurs indépendants et en quête de crédibilité, les plus grandes stars acceptent parfois des cachets moindres dans des films d’auteur, donc à petit budget. Pour Chokher Bali, réalisé par le cinéaste bengali Rituparno Ghosh, la sculpturale Aishwarya Rai n’hésite pas à incarner une jeune veuve « libérée », chantre des relations sexuelles hors mariage.
Influencée par le contenu des films d’auteur, même la puissante industrie de Bollywood s’interroge aujourd’hui sur la nécessité de s’adapter aux mœurs d’un public de plus en plus occidentalisé. Avec son film Black, une tragédie en hindi mais sans numéros musicaux, Sanjay Leela Bhansali s’est clairement inscrit dans cette mouvance rénovatrice. Selon Nadine Tarbouriech,
organisatrice d’une récente rétrospective Bollywood à Beaubourg, le risque pris par le plus important cinéaste commercial pourrait avoir des répercussions inattendues : « Contre toute attente, Black a très bien marché, et les distributeurs se sont dit que les films sans chansons, d’une durée raisonnable, pouvaient eux aussi se vendre. »
Autre évolution, l’apparition des multiplexes. Ils poussent comme des champignons dans les banlieues modernes de Delhi ou de Bombay, et ils ont provoqué un regain d’optimisme chez les indépendants : avec des salles plus petites que les cinémas traditionnels (200 places contre 1 000) et des tarifs plus élevés (entre 1,50 et 3 euros), les producteurs pouvaient enfin espérer « rentabiliser » rapidement des films plus modestes. Mais la réalité déçoit. En novembre 2005, à l’affiche de ce multiplexe de Delhi, La Légende de Zorro côtoie le dernier succès hindi, Salaam Namaste. En fait, 95 % des films non commerciaux réalisés chaque année en Inde continuent à ne jamais être projetés dans leur pays.
Alors les indépendants multiplient les initiatives. Au point d’être accusés de complaisance, quand, pour conforter une certaine vision misérabiliste de l’Inde, leurs films se réfugient dans les clichés les plus éculés… « Les Indiens écoutent les cinéphiles européens, explique le journaliste Mayank Shekhar, à propos de cette paradoxale soumission du cinéma indien aux attentes occidentales. Un film indépendant aura plus de poids en Inde s’il a plu à l’étranger, en particulier s’il y est récompensé par des prix dans les festivals. »
Malgré leur optimisme de façade, les indépendants n’ont aucune illusion : la majorité des 15 000 producteurs de l’Inde – un record mondial ! – restent frileux lorsqu’il s’agit de cinéma d’auteur, considérant, non sans raison, qu’il est peu susceptible de remplir leurs caisses. Alors, pour remédier au manque de financement – les aides prévues par le gouvernement se sont évaporées au début des années 90 et les chaînes de télévision ne souhaitent pas s’en mêler –, tous les moyens sont bons : se tourner vers l’étranger, devenir son propre producteur… Ou, plus original, « vendre des actions de son film avant qu’il ne soit réalisé », comme l’a fait la jeune cinéaste Ruchi Narain pour son thriller Kal : yesterday and tomorrow. Mais c’est Madhur Bhandarkar, réalisateur de deux films couronnés d’une reconnaissance critique et commerciale, Chandni Bar et Page 3, qui semble détenir la clé du succès. Sur le tournage de Corporate, il confie, sûr de son coup : « J’essaie de créer un mélange entre les recettes de Bollywood et l’indépendance qui m’est chère. Sans stars, donc, mais avec des histoires susceptibles de plaire à un large public » •
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source : telerama